Les Opilions


Pokhara, Nepal, ASIA

Le vendredi 24 juin 2072, 19:37 UTC


Le Domaine Agricole Biocontrôlé #23 s'étend largement dans la vallée, depuis les abords de la ville de Pokhara, dont les faubourgs désertés s'effilochent dans la campagne, et remonte, vers le nord, dans un luxuriant moutonnement vert, sur les pentes creusées par endroit de ravines et de torrents.

Comme de nombreuses villes de taille moyenne, Pokhara, seconde agglomération de ce qui avait été le Népal au début du siècle, a été presque totalement dépeuplée lors des chaotiques séquelles de la Guerre Globale de 2029. Les infrastructures à l'abandon se sont désagrégées en l'espace de quelques années seulement, et la nature sauvage a reconquis de larges espaces urbains qui s'étalaient dans la vallée blottie aux pieds de l'immense et majestueux massif de l'Himalaya.  

Depuis, dans ce qui avait jadis été le centre d'une ville grouillante et bigarrée, s'est reconstruit un des plus importants complexes technologiques de la planète, le DAB #23, spécialisé dans la recherche agronomique, les biotechnologies, l'ingénierie horticole.

Le climat subtropical tempéré par l'altitude, la présence, au sud-ouest du centre, du lac Phewa, réserve d'eau douce de quatre kilomètres carrés, ainsi que la variété des sols ont fait de cette vallée un lieu tout à fait approprié, car la réussite d'un projet de réhabilitation agricole y serait particulièrement probante. En effet, le Népal était, au début du siècle, le deuxième pays le plus pollué de la planète après le Bangladesh. Mais ses conditions climatiques et géologiques sont favorables, et la mise en place réussie, ici, d'un modèle nouveau d'agriculture sera bien évidemment transposable dans de nombreuses régions du monde.

Le Domaine Agricole Biocontrôlé #23 de Pokhara est ainsi un site de choix pour la recherche et l'étude de solutions nouvelles permettant de nourrir l'humanité sans dévaster les biotopes.


Lorsque de nombreuses communautés humaines meurtries par la guerre avaient dû progressivement se relever pour survivre, elles ont trouvé exsangues les vastes bassins agricoles que la gestion désastreuse des terres arables et des forêts qui avait prévalue jusqu'à la fin des années 2020 avait laissés. Les plaines d'Amérique du Nord, entre les Appalaches et les Montagnes Rocheuses, les vastes bassins céréaliers d'Ukraine et de Chine n'étaient plus que des déserts stérilisés par les intrants chimiques, les engrais massivement épandus, les pesticides.

Les sols, jadis vivants, riches d'un humus noir et odorant, grouillants d'une infinie diversité de microorganismes, de petits animaux et de plantes, s'étaient dégradés, au fil des années de monoculture, pour n'être plus qu'un substrat minéral mort.

L'interruption, après la flambée de la guerre, de la fabrication de grandes machines agricoles, de la production des produits chimiques et de l'approvisionnement en énergie, a provoqué l'arrêt complet de toutes les productions agricoles à grande échelle. De vastes étendues de champs laissées à l'abandon ont, très lentement, en plusieurs décennies, été reconquises par ce qu'on appelait jadis les "mauvaises herbes", puis timidement, par des arbres dont les semences avaient été apportées par le vent ou les animaux qui s'aventuraient sur ces terres désolées.


Le dramatique effondrement démographique ainsi que le traumatisme collectif de la guerre ont provoqué, toutefois, dès la fin des années 2030, une prise de conscience et une réaction salutaire.

La population humaine, réduite à moins d'un milliard d'individu, a pu, tout en laissant à l'abandon les terres trop épuisées par l'agriculture industrielle, trouver des solutions techniques permettant d'alimenter sainement une population plus soucieuse, après le désastre du conflit, de sa qualité de vie.  

Tandis que la nature reprenait progressivement ses droits sur les grands bassins agricoles à l'abandon, métabolisant, lessivant et filtrant lentement les poisons épandus par les humains, ces derniers, dans des zones plus préservées, réputées moins fertiles, mais dans lesquelles les sols étaient souvent intacts ou presque, inventaient de nouvelles manières de se nourrir.


Avant-guerre, seule une minorité d'humains dont l'habitat - pour les ruraux - ou le pouvoir d'achat - pour les citadins - leur permettait de choisir avait accès à des aliments biologiquement sains.

Dès les premiers temps de la reconstruction, cependant, le dramatique effondrement de la démographie provoqué par le cataclysme a permis d'envisager, avec bien moins de bouches à nourrir, une gestion plus raisonnée des ressources naturelles.  


Le 3 avril 2035, sous l'égide du Conseil des Nations, la toute nouvelle Agence Mondiale pour l'Agronomie s'est vu attribuer de considérables subventions pour financer sa principale mission : proposer, dans un délai de trois ans, des directives globales qui puissent encadrer les pratiques agricoles partout dans le monde.

C'est ainsi que sont nés les Domaines Agricoles Biocontrôlés, les DAB, à la fois laboratoires, projets pilotes et centres de production.


Des modèles se sont rapidement dégagés, qui allaient radicalement à l'encontre des pratiques du début du siècle. Dans tous les Domaines Agricoles Biocontrôlés d'abord, puis, lorsqu'en 2039 les décrets d'applications ont été promulgués, partout sur la planète, tous les pesticides non biologiques ainsi que tous les engrais chimiques ont été proscrits.

Les Organismes Génétiquement Modifiés déjà en circulation ont été livrés à eux-même, à l'épreuve de la sélection naturelle. Privés de l'environnement sélectionné et protégé pour lequel ils ont été conçus ils n'ont, pour la plupart, par résisté à la concurrence des variétés sauvages ou redevenues sauvages, plus adaptables, plus polyvalentes, plus rustiques.


Des équipes pluridisciplinaires de biologistes, d'agronomes, d'écologistes et de chimistes ont jeté les bases d'une nouvelle agriculture "semi-sauvage", où les plantes alimentaires sont  mélangées et disséminées parmi un foisonnement complexe d'autres plantes sans intérêt culinaire, mais qui participent, au sein d'un écosystème cohérent, à l'équilibre dynamique des sols. Les plantes mortes et pourrissantes sont laissées sur place, et leur décomposition contribue à la régénération de l'humus.

Il y a encore quelques décennies poussaient sur les champs, serrés par centaines de millions, des individus d'une unique espèce végétale, génétiquement très homogène. Du blé, du maïs, des fraisiers, des betteraves, des cannes à sucre… Sur un sol mort, arrosé d'engrais. A la merci de la propagation contagieuse des maladies et des parasites que l'épandage massif de pesticides avait privé de prédateurs, et que facilitait l'épouvantable promiscuité artificielle du champ. Des plantes souvent stériles, incapables, par hybridation spontanée, au fil des générations, de s'adapter à un environnement fluctuant, de résister à l'arrivée d'espèces concurrentes.

Mais les habitudes ont changé, précédant même, un peu partout, les exigences de la nouvelle règlementation. La mutation a été radicale, et les résultats se sont fait sentir presque immédiatement, en termes de santé publique.

 … Et en termes de gastronomie : au lieu des quelques dizaines seulement d'espèces végétales à très fort rendement productif, faciles à cultiver, stéréotypées et banales, la cuisine de ce siècle dispose maintenant de milliers de variétés rustiques, sauvages, méconnues ou même oubliées, légumes, racines, champignons, fleurs et fruits … Impropres à la culture en plein champ, ou dont les semences sont difficiles à collecter. Une nouvelle palette de saveurs subtiles et surprenantes.


Sushil/8ABHP48[Agronome], perché sur une sorte de très haut mirador qui surplombe le terrain presque plat de la parcelle #B37, est très fier de ce que lui révèlent les jumelles électroniques qu'il pointe de-ci, de-là, au gré de sa fantaisie ou de sa curiosité, ou simplement parce qu'il a cru voir du mouvement.

Bien sûr, il aurait pu observer à distance, dans le confortable bureau qu'il partage avec Prithvi/IF5M6ED[Agronome], son collègue et compagnon dans la vie. Un des drones qui évoluent au-dessus de la végétation aurait pu projeter une superbe image 3D en avant de l'écran qui fait face à son moelleux fauteuil de travail.

Mais Sushil aime le grand air, la brise tempérée qui parcourt la vallée. Et il est de la vieille école.

Comme beaucoup de ses collègues ici, Sushil/8ABHP48[Agronome] est d'origine népalaise, de l'ethnie Gurung, et sa famille, depuis de nombreuses générations, a cultivé des légumes dans un village, un peu plus au nord, où il fait plus frais, sur les pentes qui montent progressivement vers l'Annapurna. Il est né quelques années après la guerre, lorsque Pokhara n'était plus qu'une ville fantôme. Les villageois de la montagne, qui, eux, presque en autarcie, vivaient à l'écart des villes, produisaient leur propre nourriture, de manière encore largement traditionnelle. Ils ont survécu. Le petit Sushil, dont l'esprit agile a été très tôt remarqué, a pu, grâce à un élan de solidarité des villageois, aller étudier à l'Université Nouvelle de Gorakhpur, quelques 200 kilomètres au sud de Pokhara, en Inde. Sa vocation est née lors de ses retours épisodiques au pays, lorsqu'il a pu, fort de ses nouvelles connaissances en botanique, en bio-dynamique, aider ses proches dans les jardins potagers accrochés aux pentes de la montagne.

Au gré des opportunités, Sushil/8ABHP48[Agronome], petit homme brun au fin sourire, aux yeux pétillants d'intelligence, à la volonté tenace, a gravi les échelons. Il a croisé, au Département d'Agronomie de l'université, la route de Prithvi, népalais comme lui. Le beau Sherpa aux grands yeux rieurs lui a plu. Et les voilà tous deux ici, au DAB #23, à inventer l'agriculture intelligente.


Il a plu ce matin, mais maintenant, en ce début d'après-midi, le ciel est presque dégagé, et son bleu très pur, intense, presque sombre, contraste spectaculairement avec le blanc des nuages duveteux qui s'étirent au-dessus du majestueux massif de l'Annapurna Himal. Sa chaîne de sommets enneigés, dont plusieurs culminent au-dessus de 7000 mètres, barre l'horizon nord comme une muraille étincelante.

Mais Sushil/8ABHP48[Agronome] ne contemple pas la montagne, absorbé qu'il est par l'observation d'un des nombreux opilions qui arpentent la parcelle #B37, selon un trajet qui pourrait paraître désordonné et saccadé, mais qui, Sushil le sait bien, obéit à une implacable logique.

Le voilà qui enjambe des branchages tombés, délicatement, sans même les remuer, en glissant, avec une précision mécanique, ses longues pattes entre les rameaux et les feuillages, jusqu'au sol humide et élastique en-dessous.

L'opilion s'est arrêté, et ses yeux, au bout des longs pédoncules, s'écartent et observent. Puis il avance deux de ses huit pattes interminables pour saisir délicatement, sur une vigne accrochée à un arbre mort au tronc tortueux, une grappe sombre qu'il dépose dans son réceptacle dorsal.

Puis il poursuit, arrache avec leurs racines des plantes au longues tiges poilues qu'il abandonne sur place, récolte des bourgeons, écrase un scarabée.

Plus loin, un autre opilion arrache des épis mûrs, et les frotte frénétiquement, avec deux de ses pattes, longues de plus d'un mètre, au-dessus d'un sac qu'il transporte avec deux autres de ses pattes, pour séparer la paille et de la balle des grains qui très vite, si vite que Sushil est incapable d'en suivre le mouvement, disparaissent dans le réceptacle dorsal du robot.


Sushil/8ABHP48[Agronome] pose ses jumelles, s'adosse confortablement, fixe le ciel et se prend à rêvasser un moment. Que de chemin parcouru ! Les premiers OPérateurs Indépendants, ces robots agriculteurs perfectionnés destinés à sélectionner, cueillir, récolter, arracher les plantes indésirables, élaguer, réduire la population de rongeurs, étaient bien primitifs.

Mais la dernière génération fait merveille ! Perchés sur leurs huit pattes fines et hyper-robustes en graphène filé, 200 fois plus solide que l'acier, mus par leurs moteurs électriques pas-à-pas de dernière génération, ils sont capables de courir, de grimper, d'arracher des arbres, mais aussi de cueillir, avec une infinie délicatesse, des pistils de safran.


Et bien sûr, ces OPérateurs Indépendants, ces "OPI" ont été spontanément baptisés les "opilions", du nom savant de ce proche parent des araignées, le faucheux, qui escalade les épis de blé, perché sur ses très longues pattes grêles.

Ce sont ces machines perfectionnées qui ont permis la révolution agricole qui fait passer des monocultures assistées par la chimie à des biotopes quasi-naturels. Des milieux reconstitués à partir de la nature sauvage dans laquelle bien sûr, des souches cultivées utiles à l'homme ont été insérées. Les plantes, les microorganismes, les insectes et de nombreux autres animaux y interagissent, dans un système hypercomplexe qui, dans une très large mesure, est capable de s'auto-réguler.

Une vaste gamme de plantes alimentaires, un foisonnement de variétés et d'hybrides, presque librement abandonnés à la sélection naturelle, prospèrent sur le terrain en pente douce de la parcelle #B37.

Un cauchemar pour les agriculteurs d'hier, un enchevêtrement de végétaux différents, qu'aucun engin d'antan n'aurait pu moissonner, vendanger, cueillir.

Mais les opilions s'activent, ils parcourent la parcelle, enjambent les obstacles, grimpent, ramassent, désherbent. Leurs yeux électroniques et leurs cerveaux synthétiques dotés d'une base de données encyclopédiques reconnaissent les plantes et les animaux, jugent de la maturité d'un fruit, du surnombre de chenilles.

Ils reviennent chaque fois que leur réceptacle dorsal déborde de gousses, de tubercules, de fruits. Et ils en font le tri, affairés devant les bacs alignés le long de l'enceinte de la parcelle.


Les ombres ont tourné. Sushil/8ABHP48[Agronome] n'a pas vu le temps passer, alors qu'il repensait à tout ce chemin parcouru depuis la Guerre Globale. Aux autres Domaines Agricoles Biocontrôlés, à tout cette biodiversité qui peu à peu, se reconstitue. Il est fier d'être ici, et d'avoir, avec ses collègues de l'Agence Mondiale pour l'Agronomie, largement contribué à mieux nourrir le monde …


… le monde ?   Oui, mais seulement la planète Terre !  

Sushil pense avec irritation aux vaines ambitions de tous ces exo-agriculteurs qui prétendent pouvoir recréer dans l'espace, ou sous des dômes pressurisés sur la surface d'autres planètes, des biotopes - des biotopes ? Quelle ironie - vivables à long terme.

Comment peut-on, dans un environnement totalement clos, sans contact aucun avec un réservoir de biodiversité, espérer maintenir en équilibre, dans la durée, un système vivant composé de quelques dizaines d'espèces seulement ? Sans chaînes alimentaires, sans aucune possibilité d'hybridations, ces milieux stérilisés et aseptisés sont voués à un échec certain !

 

Pourtant, les membres de son équipe, et nombre de ses collègues de l'Agence Mondiale pour l'Agronomie n'avaient pas manqué, études détaillées et publications à l'appui, d'expliquer que les interactions entre les plantes, les insectes, les microorganismes n'étaient pas simplement modélisables avec quelques petits programmes informatiques, fussent-ils l'oeuvre de ces nouveaux CyberCerveaux 4G dont on dit tant de bien.

Un milieu vivant, un biotope, s'il est privé de son caractère hypercomplexe et réduit à un petit nombre d'espèces en interaction, ne pourra que dégénérer, tôt ou tard. Ce n'est que l'inextricable tissu d'interactions entre de nombreuses espèces qui s'influencent, par leur concurrence, leur prédation, leur symbiose ou leur parasitisme, qui garantit que le biotope saura, malgré des perturbations parfois cataclysmiques, survivre et perdurer.

 

Sushil/8ABHP48[Agronome] s'échauffe, et sent son indignation monter. "Ils" vont vers la catastrophe. D'ailleurs, les déboires de la grande base installée sur Ganymède, leur dramatique baisse de productivité qui a obligé l'Agence à envoyer un vaisseau rapide depuis la Terre n'est qu'un signe avant-coureur ! Tout leur riz a été détruit par un champignon qui avait échappé à la surveillance des scientifiques, et voyagé clandestinement jusque dans la banlieue de Jupiter. Et, bien sûr, ce champignon a pu proliférer, faute de prédateurs … Ils s'en sont aperçus trop tard !

Un bip répété ramène Sushil à la réalité, le fait sursauter. Il se passe quelque chose. Les opilions, disséminés dans le champ, convergent soudainement vers un point, en bordure de la parcelle, à gauche, où les branchages s'agitent avec force.  

Les voilà qui cernent, dans un entremêlement de longues pattes noires articulées, un animal qui se débat et crie. Puis s'immobilise.

Un opilion enfin s'avance vers la bordure de la parcelle, là où sont alignés les bacs dans lesquels on dépose les récoltes. Il transporte un cadavre, serré entre les extrémités robustes de ses deux pattes avant, haut au-dessus de son compact corps noir et de ses deux yeux pédonculés qui s'orientent comme le feraient ceux d'un escargot.

Une chèvre sauvage. Elle s'était imprudemment aventurée jusque là, affamée ou juste gourmande, attirée par le foisonnement végétal appétissant de la parcelle #B37.

L'Opi, comme le nomment familièrement le personnel du DAB #23, laisse tomber la dépouille dans le bac où chaque jour sont collectés les mammifères, les reptiles, les oiseaux trouvés en surnombre dans le jardin.

Ce soir, d'autres robots feront le tri, dépouilleront, découperont, recycleront.


Un papillon blanc monte, dans un vol saccadé, vers le haut du mirador. Sushil, qui a posé ses jumelles, le regarde évoluer. Un papillon …  Ils sont nombreux dans  l'Ecobulle #4 .  


L'Ecobulle #4  …   Une n-ième tentative de créer, isolé de toute interaction avec la biosphère terrestre, un monde autonome dans lequel des plantes et des animaux pourraient subsister, se reproduire, évoluer de concert, dans un équilibre dynamique.

Un monde fonctionnant en autarcie, qui puisse être implanté sur d'autres planètes, dans des stations spatiales, des satellites. Qui soit en mesure de produire de la nourriture pour les colons, de régénérer l'air.

Aux débuts de la colonisation de la Lune, de Mars et des grands satellites de Jupiter, les scientifiques d'alors ont estimé, naïvement, que dès lors que les conditions physiques et chimiques sont réunies, une pesanteur suffisante, de l'oxygène et du gaz carbonique, un substrat adéquat, de l'eau, des oligoéléments, de la lumière, alors l'implantation de plantes terrestres ne devait pas poser de problèmes particuliers. On pourrait cultiver et récolter du blé sous de grandes coupoles posées à la surface de Ganymède ou de Mars.

Les premières tentatives d'exo-agriculture ont semblé prometteuses. Pendant plusieurs années, les colons sur la Lune ont pu manger des légumes produits sur place. Mais peu à peu, la situation s'est dégradée. Des champignons, des microorganismes apportés de la Terre ont accidentellement infesté les cultures, déclenchant des ripostes chimiques, décimant, empoisonnant et affaiblissant les quelques espèces importées. Des mutations génétiques spontanées ont parfois fait émerger des souches résistantes, mais la trop grande pureté des variétés implantées a interdit toute possibilité d'hybridation, d'adaptation à de nouvelles contraintes. Les jardins d'Igaluk, dont les habitants de Callisto étaient si fiers, on périclité. Il a fallu importer de nouvelles plantes, des insectes, des microorganismes, accroître la diversité génétique. Une lutte sans fin, entravée par la distance entre les colonies et la planète mère, les voyages interminables, les difficultés d'analyse et d'anticipation des problèmes.


La nécessité de repenser complètement l'agriculture et l'élevage loin de la Terre a conduit les pouvoir publics à confier à l'Agence Mondiale pour l'Agronomie la tâche délicate de concevoir, à la lumière des connaissances les plus avancées en la matière, des écosystèmes complexes et intelligents capable de devenir vraiment autonomes, durablement.

Le projet " Ecobulles " est né de cette volonté.


… Et Sushil/8ABHP48[Agronome], à son corps défendant, s'est vu confier la responsabilité de l'Ecobulle #4, un dôme étanche bâti au bord du lac Phewa, à quelques kilomètres au sud-est. Il a accepté, à la condition absolue qu'il aurait carte blanche.

Il a alors procédé consciencieusement, selon ses convictions.

Au lieu d'introduire, dans ce milieu totalement stérilisé au préalable, un très petit nombre d'espèces soigneusement débarrassées de tous microorganismes, et d'espérer qu'un équilibre artificiel puisse s'établir, il a fait à son idée.

Il a misé sur la plus grande diversité biologique possible, compte tenu des contraintes du projet.

Il y a trois ans déjà, Sushil a fait transporter dans l'Ecobulle, alors encore vide, de l'humus prélevé dans la forêt, une profusion de microorganismes et de plantes, des insectes. Il a laissé s'écouler une année, avant d'y rajouter des plantes alimentaires, et de confier à des opilions la gestion au quotidien de cet espace de seulement un kilomètre carré, complètement isolé du monde environnant, dont la lumière est produite artificiellement, dont l'eau et l'air sont recyclés en permanence.

Les populations d'insectes ont fluctué, quelques variétés de plantes alimentaires n'ont pas survécu, mais cette année, les opilions ont récolté les première fraises, et les haricots verts sont prometteurs.

Sushil/8ABHP48[Agronome] espère pouvoir présenter ses premiers résultats à la convention qui se tiendra le 23 novembre prochain à Hong Kong. Si d'ici là tout se passe bien.

 

Le papillon blanc est reparti vers le jardin, et un essaim de moucherons monte maintenant dans l'air qui s'échauffe.

En contrebas, les opilions s'affairent.


Comme le faisaient les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire humaine, où de celle des Esprits.